Contexte de réalisation
J’ai réalisé l’année dernière un travail éditorial autour de deux musiciennes ayant opérées au sein du BBC Music Workshop (un groupe de musicien.ne.s durant les années 60 qui réalisé.e.s l’habillage radio de la BBC). Au cours de ces recherches j’ai trouvé plusieurs documents relatant un travail de notation qu’elles avaient développé au cours de leur pratique, dénotant une méthodologie, une pratique musicale avec l’utilisation de machines particulières. Ces typologies sont manifestes d’une époque, d’un appareillage, le solfège classique ne permettant pas de transcrire leurs compositions.
Ces systèmes d’écriture développaient une forme d’ambiguïté quand à ce qu’ils représentaient pour quelqu’un d’extérieur à la pratique du/de la musicien.ne, il y avait en effet la présence d’une forme de musicalité, de mouvement qui se distinguait dans le tracé des symboles et leur organisation, sans pour autant donner des instructions coercitives et apporter une lisibilité complète. Des formes d’« abstractions sensibles (plis, strates, coupes, modulations, vibrations, résonances, zombies) » comme celles à lesquelles aspire Yves Citton dans son ouvrage « Médiarchie ».
Habiter et parcourir l’abstraction, un apprentissage par la pratique et un environnement ouvert sont autant de thèmes que je mobilise dans mon projet de master. En effet, celui-ci s’oriente autour d’une fiction-recherche qui décrit et invente des phénomènes physiques, matériels et sensibles qui prendraient lieu dans un monde immersif où un.e protagoniste viendrait déambuler, pratiquer. Une description et spéculation autour d’une phénoménologie de l’interactif, un modelage mutuel entre l’acteur.trice et son environnement qui formerait un système, un réseau autour de boucles micro-temporelles dans ce territoire-environnement. Ce projet me permet de mobiliser et conjuguer les différents concepts et phénomènes rencontrés au cours de mes recherches sur l’art sonore, les sciences de la cognition et l’interaction, le projet d’un environnement numérique ouvert et communautaire.
C’est en cela que ce projet typographique s’est concrétisé et faisait sens, écriture manifeste d’un monde fiction qui mobiliserait à la fois des concepts théoriques concrets, et la narration d’une phénoménologie abstraite autour de ce personnage qui arpente cette environnement, simulacre de l’écriture d’une pratique.
Extrait de « Sculptress of Sound : the lost works of Delia Derbyshire » présenté Matthew Sweet, produit par Phil College, Made in Manchester production pour la BBC Radio Four. Le présentateur discute de la méthodologie de travail de Delia Derbyshire pour la composition.
« Matthew Sweet : In 1971 Delia was asked to create the music for the centenary of the Institute of Electrical Engineers, the I.E.E.
Delia Derbyshire (un extrait audio diffusé pendant le reportage) : I began by interpreting the actual letters, I.E.E. one hundred, in two different ways. The first one in a morse code version using the morse for I.E.E.100. This I found extremely dull, rhythmically, and so I decided to use the full stops in between the I and the two E’s because full stop has a nice sound to it : it goes di-dah di-dah di-dah.
I wanted to have, as well as a rhythmic motive, to have musical motive running throughout the whole piece and so I interpreted the letters again into musical terms. ‘I’ becomes B, the ‘E’ remains and 100 I’ve used in the roman form of C. »
Au delà de ces système de notations, Daphne Oram travaillait également à une machine permettant de transformer des formes graphiques en son :
« Daphne Oram : I have a new technique completely one that I've evolved over the years and it's still evolving, it's got a long way to go yet, which I call Oramics and that is using graphic representation of sound.
Presenter of the programme : I've seen your machine or Amex and I've been very impressed by its potential, I must say potential because of course it's not yet fully developed I suppose you can only call it a prototype. Can you explain simply what it does ? how it's different from synthesizers and other equipment ?
Daphne Oram : I'm interested in being able to manipulate sound to give every subtle nuance that I want, there seems to be no real notation system in electronic music. I wanted a system where I could graphically represent what I wanted and give that representation, that's musical score that to a machine and have from it the sound. I finding that what one has to do, is to pick out each parameter separately, you want to be able to give a graph for how loud it is at that particular moment, how the vibrato is giving a wave ring to the pitch. So I have a number of film tracks going by and on these I draw the graphs for the pitch I put what we call digital information, that is I can put a dot rather like a crotchet or quiver, I've been thinking about this for years actually I believe my father said that when I was seven years old I was predicting that one day I would have a marvellous new machine that would make any sound I wanted. »
« Ornate form of Arabic and Pahlavi, Copperplates of Kollam, 849, South Asian ».
« Commentarii notarum tironianarum Philibert De La Mare ».
« Medieval Arabic Magical Manuscript ». Ce sont des symboles
d'alchimique qui étaient utilisés pour noter des éléments
et des composants jusqu'au 18è siècle. Malgré le fait
que cette notation soit la plupart du temps standardisée, le
tracé et le symbole variaient selon les alchimistes.
« The Life and Opinions of Tristram Shandy Gentleman, Laurence Sterne, 1759 ».
« Strokefont by Daniel Temkin (A stroke-based font, built
from the 52 strokes making up the 26 upper-case and 26
lower-case letters in the English language. What looks like
a single letter is actually a word made up of constituant
strokes, each representing a single letter.) »
« Manly Palmer Hall, Collection of alchemical manuscripts,
(Box 7), 1500-1825 (1600) ».
« Score for Cybernetics, Roland Kayn ( Inspired, in part, by
his mentor Max Bense’s teachings on “generative aesthetics”
in the 1950s, Kayn developed a method of composing
music without specifying everything from the top down—a
different approach from, say, Kayn’s more famous German
contemporary Karlheinz Stockhausen, who favored tight
control over his compositions. Kayn devised analog systems
that could be steered to create intriguing new pieces
of music.) »
« It Pieces by Bureau Mirko Borsche (It Pieces is an online
design tool that materialises user data to make garments
through an automated process that are suitable for daily
use.) »
Partition de « Moving to New York, for 2-chanel electronic
tape » (1970) par Laurie Spiegel, membre active de la scène
de musique avant-garde de New York durant les années
1970, elle développait des logiciels et créait également des
synthétiseurs modulaires.
Partition de « Song for George Brecht » (1964) par Albert M. Fine.
Extrait de l’essai de Daphne Oram traitant de sa pratique,
sa méthodologie ainsi qu’une approche technique des
ondes, fréquences etc…
Extraits montrant les notes de Delia Derbyshire, musicienne
expérimentale ayant opérée au sein du BBC Workshop.
Blake, Kara (Réalisatrice). (2009). The Delian Mode.
[Film] London, Philtre Films.
Eliane Radigue montrant son système de notation, permettant
de transcrire ses compositions réalisées avec le ARP
2500 et des magnétophones à bande, matériel qu’elle utilise
des années 50 jusqu’en 2000, moment à partir duquel
elle travaille avec d’autres musiciens pour composer des
pièces acoustiques.
Images tirées du manuel d’utilisation du JASON AG-10, un
générateur audio utilisé pour créer la ligne mélodique de
fameux thème de Doctor Who, créé par Delia Derbyshire.
Signe présent sur la coque du Philips EL-3503, souvent utilisé
par le BBC Workshop, notamment Delia Derbyshire.
Images tirées du manuel d’utilisation du ARP 2500, fourni
par ARP instruments.
S’est prolongé alors une recherche autour de ces systèmes de notations singuliers autour de symboles, de formes graphiques
non-latines, de système de codage. Le tumblr de Simon Renaud « Language as symboles »
Une courte introduction sur le symbole extrait de la thèse de doctorat de Juan Rodrigo GARCIA REYES « L’énaction et l’art sonore numérique », thèse soutenue le 15 décembre 2011 à l’UNIVERSITÉ PARIS 8, l’école doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Art. Thèse dirigée par Horacio VAGGIONE.
La notion de symbole englobe différents sens qu’il faut bien distinguer les uns des autres. Même s’il existe une grande diversité des sens, l’une des significations fondamentales renvoie à une analogie emblématique réalisant la concrétisation d’une idée abstraite à l’image de la proportion, laquelle devient le signe de l’harmonie transcendante. Nous avons aussi un autre sens, plus proche du symbole logico-mathématique, représentant des grandeurs données, des opérations précises, des entités qu’on cherche à identifier à des fins de notation, de transcription, mais aussi de théorisation.
Le symbole sert de base à l’écriture musicale reposant sur un héritage. Ainsi, ces signes sont l’expression d’une écriture traduisant la même idée dans différents langages.
[…] C’est à partir des symboles que nous pouvons interpréter des valeurs abstraites, des qualités perçues et des appréciations esthétiques auparavant inconnues […] à partir de l’acceptation consensuelle d’un groupe ou d’une communauté. En plus de ce caractère consensuel, le symbole nous permet de distinguer et de donner une identité aux éléments différents se trouvant dans des ensembles ou parmi des catégories divers. Ainsi, le consensus rend possible la distinction des concepts musicaux, fondant une conception du symbole sur un statut opératoire. Cette dernière représente aussi l’extension sensible de l’espace musical à l’utilisation du symbole en faisant coexister un usage ancien et un usage innovateur du symbole.
L’exploration du symbole, par l’intermédiaire de la linguistique, devient l’une des interactions les plus importantes entre les sciences cognitives et les théories compositionnelles. […]
Ainsi, la problématique de la création de nouvelles notations musicales se pose selon la complexité du déchiffrement et s’inscrit aussi dans le rapport existant entre l’imaginaire de l’interprète et celui du compositeur, car le premier est conditionné par une lecture traditionnelle de la partition et le second par un système de notation.
Pourtant, la grande diversité des systèmes d’écriture proposés oblige les interprètes à un apprentissage des systèmes non conventionnels pour parvenir à interpréter l’idée originale du compositeur et afin de comprendre la raison d’en arriver à utiliser une telle représentation.
La représentation visuelle du monde sonore fait émerger la question sur les vrais liens qui préexistent entre le monde visuel et le monde sonore. Même si, pendant des siècles, la musique a été représentée par l’intermédiaire de concepts visuels, il n’existait pas vraiment de véritables connexités patentes. C’est pourquoi la crise de la représentation du monde sonore donne comme résultat une réflexion épistémologique en posant la question de la parenté entre ces deux mondes. Il nous semble important de citer un passage de Molino :
" On se rend alors compte de ce que l’ontologie du monde sonore est bien différente de l’ontologie du monde visuel. L’ontologie traditionnelle de l’Occident est fondée sur l’expérience du monde visuel : c’est une ontologie d’êtres stables, bien définis qui sont là, devant moi, et se suffisent à eux-mêmes. C’est l’intuition commune aux métaphysiques de Platon, d’Aristote ou de Descartes. Si en revanche on essaye d’édifier une métaphysique à partir de notre expérience auditive, on aboutit à une ontologie non d’objets, d’êtres, mais d’actions et d’événements. "
D’ailleurs, la plupart des compositeurs pensent que dans une dimension temporelle, le symbole est intégré de manière virtuelle dans l’atemporalité de la transcription. Le visuel est beaucoup plus associé au stable, détaché de toute temporalité. Néanmoins, un même symbole peut signifier ou être associé à des sens complètement différents […] le consensus autour d’un symbole peut changer selon le moment historique, les facteurs culturels et le système dans lequel il est instauré. C’est pourquoi nous voyons le symbole comme un outil opératoire n’ayant pas de signification intrinsèque, mais comme un outil qui permet de mettre en relation plusieurs dimensions perceptives : le visuel, le sonore et le gestuel dans la partition . Il nous permet de modeler les interactions […] grâce à une écriture dynamique et flexible, c’est-à-dire une écriture qui est focalisée ( au moins dans notre travail personnel) plus sur le processus que sur la fixation des événements sonores. Il faut rappeler que derrière le symbole, une dimension subjective incarnée existe, qui produit et donne sens à ce symbole. Ainsi, depuis la perspective de l’énaction, le symbole numérique nous permet de créer des configurations qui sont des états transitoires dans une écriture dynamique des processus temporels, des transformations et des changements structurels. Cette vision est en contraste avec l’utilisation plus classique du symbole, qui le considère comme une entité pouvant être le reflet d’une extériorité ou d’une intériorité précédente. […] »
Le dessin s’est directement effectué numériquement, en commençant plutôt par des sortes de pictogrammes, sans lien entre eux. C’était une forme de transposition et ré-interprétation des sigles qui se situent dans cette environnement de musique concrète, sans forcément représenter une action particulière par le symbole.
On peut facilement y retrouver cette typologie de la fréquence, de la modulation, avec une forme contrastée évoquant une forme de mouvement, d’animation où le tracé apparaît, se dessine, effectue son passage et disparaît, semblable à un oscilloscope. Cette forme de tracé évoque également un tracé manuscrit, alliant une forme de transcription scientifique sur écran et une notation manuelle d’un musicien qui esquisse rapidement sa partition afin de se rappeler de la pièce sonore qu’il est en train de créer.
J’ai également travaillé plusieurs occurrences d’une même forme autour de ce pouvoir de modulation et de malléabilité du son, cette idée de boucle et d’itération « ni tout à fait la même, ni tout à faire une autre » propre à la musique concrète.
Pour finir s’est installé, au cours de la création sur Glyph, l’envie de dépasser le contour de l’espace de chaque glyphe pour créer des réseaux-partitions, où les différents symboles viendraient se superposer de manière à former un ensemble de phrasés, un assemblage toujours diffèrent ouvrant le champ de manoeuvre et les possibilités de ce système.
J’ai donc créer des symboles « structurants » voués à former des architectures incluant les autres glyphes en leur sein. Parallèlement j’ai utilisé des multiples de 25 pour les chasses et le crénage, de sorte à ce que les groupes de lettres « tombent juste », que les assemblages soient intéressants et justes, afin de ne pas travailler chaque juxtaposition et de laisser une part d’imprévu et d’automatisme quant aux structures qui seraient générées. Je travaille de manière récurrente sur cette notion de hasard de travail, et d’un juste milieu entre la malléabilité par l’utilisateur et ces assemblages automatisés et surprenants, toujours nouveaux qui viennent bousculer la pratique de celui-ci, le poussant à expérimenter avec un grand de nombre de possibilités et de marge de manoeuvre. Néanmoins j’ai travaillé le crénage entre binôme de symboles de sorte à ce que certaines lettres se superposent, ou alors que leur agencement soit intéressant (tout cela en restant dans le multiple).