Rhizome et réseaux [ Dernière mise à jour : 06.06.20 ]
Plus de textes
[ 1 ] Rothstein, Adam (2014). Making Internet Local. [En ligne] [consulté le 19 mai 2020]
[ 2 ] Deleuze, Gilles. Guattari, Félix (1980). Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, coll. « Critique »

Dans la recherche de sujet pour cette recension, j’ai découvert une multitude de textes, d’articles majoritairement, discutant du lien entre le rhizome de Deleuze et Guattari et la structure d’internet, le sujet que j’ai décidé de traiter. On retrouve le langage des philosophes employés à de nombreuses reprises dans le nom-même d’organisations, de projets, structures... pour caractériser cette volonté d’un réseau d’éléments acentrés.

« War machines, companies, NGOs, and arts organizations all find utility in a philosophy that describes systems moving according to programmatic algorithms, breaking through what was solid, and re-writing the codes of meaning. [...] The public is coming to terms with the knowledge that the internal coding of networks is what defines future possibilities in the 21st century. » [ 1 ]

Il peut donc paraître cohérent d’utiliser le vocabulaire du rhizome dans ce siècle qui fut anoncé comme « Deleuzien ». Comme le présente cette article de « Rhizome.org », site spécialisé dans le Net-art, les Milles-plateaux procure un bagage lexical propice pour ce filet tissé représenté par le réseau disposé à travers le monde pour relier nos outils technologiques.

«The rhizomatic computer network, as an idea, is almost as old as Deleuze and Guattari’s oft-cited tomes» [ 1 ]

Cependant cette structure de rhizome totalement acentré opère plus comme un mirage technologique utopiste qu’une réalité pour Adam Rothstein, auteur de l’article, puisque chacun de ces réseaux d’élément dépendant d’une unité centralisé plus forte, et ce réseau tissé d’éléments n’est rien d’autres que divers regroupements de réseau au puissance hiérarchisée selon leur utilité. pour reprendre le text original qui nous intéresse :

« La logique binaire est la réalité spirituelle de l’arbre-racine. [...] Autant dire que cette pensée n’a jamais compris la multiplicité : il lui faut une forte unité principale supposée pour arriver à deux suivant une méthode spirituelle. Et du côté de l’objet, suivant la méthode naturelle, on peut sans doute passer directement de l’Un à trois, quatre ou cinq, mais toujours à condition de disposer d’une forte unité principale, celle du pivot qui supporte les racines secondaires. »[ 2 ]

Cette extrait semble correspond d’avantage au modèle décrit par Adam Rothstein : « It is less like a rhizome, and more like a forest of trees » [ 1 ]. Les deux philosophes évoquent par la suite les « relations bi-univoques » [ 2 ], successeurs de la binarité de la dichotomie, qui domine encore l’informatique. Je reviendrais sur cela plus tard dans le texte. Je vais tout d’abord tenter de baliser la problématique de cet texte : Est-ce que le rhizome de Deleuze et Guattari correspond réellement à la structure de nos réseaux entre nos appareils technologiques ? est-ce une comparaison viable ? Est-ce qu’elle nous apporte un outil épistémologique utile ou correspond-elle plutôt à une utopie d’un réseau universel acentré qui a émergé à partir des années 1960 ? 


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[ 3 ] Citton, Yves (2017). Médiarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017, p. 72, ISBN : 978-2-02-134912-2.

Confusion et zone flottante de cette comparaison

Tout d’abord, ce déplacement effectué d’un domaine philosophique vers un domaine plus technologique, commerciale provoque selon moi une zone flottante de confusion méthodologique dans laquelle il m’arrive de me perdre. Ce glissement s’effectue à de nombreuses reprises dans des articles qui commencent simplement par une courte citation définissant le rhizome issue des Milles-plateaux ou de Rhizome, pour ensuite enchaîner tout au long du reste de l’article sur la prétendu relation entre ce rhizome et nos « network », sans jamais une seule fois revenir au texte. C’est donc pourquoi je tenterais tout au long de ces pages de rester au plus proche de la définition originale du rhizome présente dans les premières pages des Milles-plateaux.

Définir le territoire d’internet est un enjeu central par le complexité de ce fait à le définir, déterminer les contours de l’architecture du web immatérielle et nuageuse. Cette imaginaire flottant est apparut après la conception par le « main computer », puis le PC autonome (voyant l’éclosion de la pratique du hacking aujourd’hui plébisciter), pour enfin arriver à cette imaginaire diffus de nuage. Cependant comme le dit Yves Citton « l’ubiquité flottante du nuage est bien moins une affaire de satellites et d’avatars virtuels que de hangars climatisés et de câbles sous-marins. » [ 3 ]. Internet est bel et bien matériel, un ensemble de matériaux solides traversant les territoires et les frontières, impliquant également un travail humain et une matérialité incarnée dans les émetteurs/récepteurs, dans les routeurs et des archipels de serveurs (des enjeux écologiques et de politiques centralisés). Deleuze et Guattari parle à deux reprises de ce qu’était l’informatique, même si cela a drastiquement changé, dans leur introduction sur le rhizome, notamment : « C’est que les modèles [arborescents]correspondants sont tels qu’un élément n’y reçoit ses informations que d’une unité supérieure, et une affectation subjective, de liaisons préétablies. On le voit bien dans les problèmes actuels d’informatique et de machines électroniques, qui conservent encore la plus vieille pensée dans la mesure où ils confèrent le pouvoir à une mémoire ou à un organe central. » [ 2 ]. Même si cette « organe central » s’est complexifié et divisé, Internet repose toujours sur la présence de « champs» de serveurs confinés, qui reste des points de contrôle.

Cette confusion donc entre réseau à la fois diffus et pouvoirs localisés soumis à des intérêts géo-politique et économique omet la dimension humaine et social relative à ces réseaux, qui ont un impact sur la vie des gens et des nations.

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[ 4 ] Bluemink, Matt (2015). The Web as Rhizome in Deleuze and Guattari, [en ligne] [consulté le 19 mai 2020].
[ 5 ] Cavanagh, Allisson (2007). Sociology in the age of internet, Maidenhead : McGraw Hill/Open University Press, coll. « Sociology and social change; Sociology and social change. »

2. Les différences entre rhizome et réseau

Toutefois Internet dans sa globalité est bel et bien fondé sur un complexe enchevêtrement de réseau, d’ « interconnectivités » pour reprendre Yves Citton.

Mais comment caractériser ce réseau de processus micro-temporelles, asynchrones et leurs lien entre eux ?

La notion d’agencement est définit comme « croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions », l’« organisme planétaire chaotiquement intégré » qu’est internet peut être un « agencement ».

Mais en quoi ? et pourquoi cette comparaison ? L’implication de nœuds, de ligne de fuite et de maille s’illustre effectivement dans notre navigation dans le réseau. Cette idée de non-linéarité et de mouvement perpétuel est un des principes clés du World Wide Web.

« In the rhizome, and in the internet, there is no central structure but an infinite number of interlocking nodes, many of which are produced from a bottom up, grass roots system that allows for each individual to have a have a voice. Knowledge becomes saturated, but in doing so becomes democratic, or even anarchistic in nature.» [ 4 ]

Ce savoir est également soumis à une classification singulière, qui illustre la différence entre l’arborescent et le rhizome. Allison Cavanagh dans son livre « Sociology in the age of the internet » reprend la comparaison de la vieille culture libraire et de la culture hyperlink d’Hubert Dreyfus, où cette première est orientée vers la préservation via une classification stable hiérarchique :

«A hierarchy of branching knowledge is already laid out for the reader, such that our encounter with the information we seek has already socialized us in the legitimate uses of and connections between knowledges.» [ 5 ]

Tandis que l’évolution intertexuelle est centrale dans l’hyperlink, là où la diversification est préférée à la classification. L’entrée d’une donnée à une autre peut se faire par les liens les plus ténus, un nouvel ordre apparaît par la décision seule du voyageur. Cependant, l’auteure distancie par la suite cette approche du rhizome, car l’élément, une fois inclut dans ce nœud dans l’unité global du réseau, devient partie du réseaux et disparaît comme objet distinct ou agent individuel. De plus des formes de contrôles sont apparus également dans la manière de diriger l’utilisateur à travers des liens sans points de retour, ou encore l’incapacité du réseau à incorporer un nouvel élément hétérogène dans ces chaînons, un problème récurrent dans un développement décentralisé.

« un rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de dimension supplémentaire au nombre de ses lignes, c’est-à-dire à la multiplicité de nombres attachés à ces lignes, Toutes les multiplicités sont plates en tant qu’elles remplissent, occupent toutes leurs dimensions : on parlera donc d’un plan de consistance des multiplicités [...]' » [ 2 ]

Les lignes du rhizome n’ont pas pour utilité de relier des éléments pour en faire un réseau, le rhizome est ce pattern de mouvement. Le mouvement n’est pas créé par les éléments, ils les précèdent, les nœuds sont simplement des interruptions du flux qui les canalisent et les dirigent.

« Machines are therefore like switches and channels, but what they interrupt and how they do so is a function of their coding. [...] No objects or machines have an inherent meaning or pattern of use but, rather, come to be associated with other objects within which use is found for it. » [ 5 ]

Cette vision est nourrit de l’objet, qui, en interaction avec un autre, entre dans un processus de devenir. Les évolutions de ces objets sont des élaborations mutuelles. Allison Cavanagh conclut donc par le fait que le rhizome -et la position des deux protagonistes sont utilisés à tort comme une boîte à outils (« toolbox ») plutôt qu’une élaboration philosophique, et que les ressemblances entre le réseaux et le rhizome reste superficielles.

L’application des concepts de rhizomes est donc problématique et confuse, mais il existe toutefois une résonance de la position de Guattari et Deleuze qui assure la vision de l’histoire par la proximité des objets et des idées rapprochés entre eux, une élaboration mutuelle de formes et d’usages. S’intéresser à cette agencement d’une nouvelle organisation du savoir développée par Internet comme une révolution scientifique.

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[ 6 ] Maudet, Nolween. (2017, 11 décembre). Designing designtools. Thése supervisée par Wendy Mackay et Michel Beaudouin-Lafon à l’Université Paris-Saclay.
[ 7 ] Définition wikipédia de « substrat » 
[ 8 ] Masure, Anthony (2017). Essai Design et humanités numériques. Paris, B42, collection « Esthétique des données ». Ouvrage publié avec le concours de l’université Rennes 2, préface de Nicolas Thély.

3. L’idéal du rhizome face à l’architecture pyramidal du web

Internet est avant tout un bien commun, au sens que tout le monde participe, plus ou moins à sa gestion. C’est pourquoi il est perçu comme le standard parfait du réseaux, « a ‘pivot’ image in Deleuzian term, a known standard from wich all other forms of network depart » [ 5 ].

On peut par exemple concevoir et distribuer des protocoles d’écriture, sans normalisation formelle et sans qu’aucun organisme « dirigeant » ne soit impliquer dans la conception de ceux-ci, comme le démontre les exemples des BitTorrent et des Bitcoin pour prendre des exemples concrets. Mais il y a cependant une variétés d’acteurs politiques qui redistribuent les cartes d’un pouvoir politique classique comme ceux qui gouvernent nos pays, des acteurs distribués tout au long de ce réseau, de cette infrastructure (les États, les auteurs de logiciel, les opérateurs réseaux, les hébergeurs, les fournisseurs de contenu, les organismes de normalisation technique et une constellation d’organisations prenant place sur l’échiquier politique). Mais comment se fait-il que des points de contrôles existent ? qu’on puisse par exemple, à travers la gestion des noms de domaines détenus par des organismes privées, décider d’interférer sur la création de nom de domaine propre à des pays, « .ir » (Iran) ou encore « .cu » (Cuba) ? Il y a une forme de pouvoir transversal et une architecture en constante négociation, impliquant à la fois les États, les utilisateurs et tout les acteurs en jeux. Cette imagerie d’internet comme rhizome est utilisé comme justification dans une « société des réseaux » pour des changements sociaux, économiques, exploitant cette « prénotion » du réseaux, une vision schématique qui a acquit sa propre évidence dans la fonction social qu’elle remplit. Pour tenter de mieux comprendre cela Yves Citton, dans son livre « médiarchie » propose de voir internet sous une forme de mégastructure, « formée de l’ “empilement” (Stack) de couches en état de superpositions et de chevauchements complexes » [ 3 ], des domaines interdépendants que nous traversons, chevauchons dans nos utilisations. C’est une rupture avec cette imagerie phantomique du réseaux/rhizome d’internet qui fait modèle, un modèle commercial qui dissolve la distinction humains et non-humains pour en faire un simple maillon d’un réseau.

« That the internet appears to us as representative, whereas in fact this cannot be upheld on the basis of scale, user numbers or formal properties » [ 5 ]. À travers cette vision schématique des « Stacks », Y. Citton tente de reconsidérer la subjectivité de l’utilisateur et des effets sur sa perception de ces traversées, tout en caractérisant les propriétés effectives du web.

« L’ensemble du système est invoqué et activé par chaque connexion donnée ».

Ces « Stacks » ont donc cette qualité commune au rhizome d’éviter une forme total d’ensemble, mais elles permettent cependant à partir d’une couche particulière de « Stack » d’infiltrer les autres couche. Les points sont effectivement reliés, mais il n’existe pas un chemin unique pour cette traversée, et celle-ci a des conséquences. Il faut traverser ces couches, faisant face aux censures, normes, restrictions et injonctions propres à la strate traversée.

On arrive ici dans une domaine plus technique, politiques propre à un internet, un passage qui me semble nécessaire et souvent oublié dans cette comparaison internet/rhizome.

Jean-Thierry Julia, dans sa publication « Rhizome, réseau et petit-monde (Gilles, Henri, Paul... et les autres) » soutient que « Le vocable de « rhizome », exempt d’histoire et de précédents développements, véritable invention conceptuelle au sens deleuzien, sera toutefois préféré à celui de « réseau » pour en (ré)investir le pan épistémologique tombé dans l’oubli. »

Internet reste soumis à une arborescence qui institutionnalise, hiérarchie que l’on n’éprouve pas directement mais qui nous impacte. C’est pourquoi des projets autonomes de création de réseaux locaux se développement pour tenter de répondre à une urgence écologique, politique ou économique à travers un tissage de lien réalisé par la population et pour la population.

Même s’ils ne semblent pas réussir complètement l’utopie du réseau maillé technologique comme rhizome, ces projets décrits par Adam Rothstein semble inspiré de ce fonctionnement, comme une relecture des utopies numérique des années 60, où la technologie devait rassembler les savoirs et aider les peuples à cohabiter, contre une homogénéisation du web apparaît aujourd’hui insurmontable.

« The mesh strategy, while not quite fulfilling the dream of the rhizome, has proven useful in these cases for adding customers a few at a time over a long period, not requiring the major investments of infrastructure that large ISPs require. Instead, customers can band together to connect themselves to the rest of the network—sometimes even laying fiber optic cable themselves to a new neighborhood or another few hundred meters down the road from the last node. There is a certain distributedness to this strategy [...]» [ 1 ]

Lors d’un workshop par Eyebeam (un studio à but non lucratif qui organise des expérimentations collaboratives) intitulé « blackout simulation » où les participants devaient bâtir des réseaux maillés (« mesh networks ») dans un monde sans internet (« In this workshop, Eyebeam will turn into an “Internet Blackout” or “Practocalypse” (Practice Apocalypse) »), bâtissant des réseaux décentralisés locaux, nouveaux, plus petit et spécifiques aux sites dans lesquelles ils évoluent, parallèlement au web global pyramidal. L’article de Rhizome.org se conclut par:

« But if we are to take Deleuze and Guattari at their word, the rhizome is not so much a steady state of being as it is a way of moving, thinking, and acting. [...] Power exists vertically, and artists and activists respond horizontally. If this century is Deleuzian, and our networks are becoming like rhizomes, it not because they were already decentralized. Rather, it it is because they now must be, in order to survive. » [ 1 ]

On pense notamment à des réseaux maillés qui ont émergé durant les révolutions arabes qui perdurent aujourd’hui, Open Mesh Project créé durant la révolution égyptienne de 2011, ou Occupy.here, un projet qui perdure après la mouvance politique qui l’a engendré, des fuites qui n’en finissent pas de bourgeonner, à la manière de la mauvaise herbe qui croît par le milieu. Mais peut-on considérer ces réseaux comme une fuite du réseau dominante d’internet ? ou un « internet local » qui se désolidarise pour échapper aux contrôles des points de pouvoirs des différentes Stack ? Une chose est sûr, ce sont des vies connectés par la logique du mouvement, unies par un idéal horizontal.

« Nous sommes fatigués de l’arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux , de la biologie à la linguistique. » [ 2 ]

Il en convient donc de se ré-approprier cette révolution scientifique qu’est Internet et les nouvelles sources de pouvoir qui se sont développé inhérentes à son fonctionnement. Une des solutions est peut-être d’utiliser des réseaux locaux épousant les flux révolutionnaires pour les faire bourgeonner et se répandre.

Le modèle d’internet ne correspond donc pas comme image du réseau rhizome, cependant l’héritage de Deleuze et Guattari semble indispensable dans la conception et l’amélioration d’un web réellement commun et démocratique. En faisant cette dissertation j’ai pris conscience de plusieurs problèmes liés à l’infrastructure du web et comment celle-ci est considérée, vendue, démontrant l’utilité de se replonger dans le travail des ces deux théoriciens.