Territoire et environnement numérique [ Dernière mise à jour : 06.06.20 ]
Plus de textes
[ 1 ] Perec, George (2000).Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 122-123, ISBN : 2718605502.
[ 2 ] Définition wikipédia d’«objet» 

« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources.

[…] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être une évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. » [ 1 ]


Georges Perec décrit ici le pouvoir de « l’espace » à être un médium que l’on appréhende par le mouvement. Une « scène » (pour reprendre le vocabulaire technique de la 3D) que l’on ne cesse de conquérir à force de répétitions, d’apprentissage, d’aller-retours et d’occupations. L’auteur semble appeler à ce saisir de cette notion poètique du doute, pour établir un camp provisioire ou simplement parcourir, parcourir et re-parcourir. Un doute, un entre-deux, un intermezzo que je tente de stimuler dans ma pratique. Au fur et à mesure de ma recherche en quête d’un outil numérique à la marge de manœuvre la plus large pour l’interacteur, l’espace d’un territoire ouvert m’est apparut comme une des hypothèses. Un espace indéfini, puis en définir des modalités d’accès pour en faire un territoire. Un territoire de recherche, un territoire d’apprentissage, un territoire où l’on marche simplement.

Mais quelles sont les caractéristiques d’un territoire dans un contexte de médiation par nos outils numérique ? Ce territoire est formé d’une part d’une situation (un contexte d’actions) qui nécessite donc une temporalité, un espace et un sujet (pas de situation sans sujet, puisqu’il n’y aurait alors personne pour activer cette situation). Je vais tenter, par une histoire-schéma, de raconter comment j’en suis arriver à cette notion de territoire et comment je comprends cette notion de situation et de territoire.


Imaginons deux objets (au sens « d’occasion, matière pour l’esprit » [ 2 ]) matérialisés par deux sphères, « 1 » et « 2 », sans aucune forme de hiérarchie.


Plaçons ces deux sphères sur un support plat, manipulable, que nous appellerons alors « Médium ». Celui-ci permet alors de confronter les deux sphères, en les faisant rouler, les deux objets sont alors actionnés. C’est alors que « 1 » devient un peu « 2 », et inversement.


Et si l’on s’approche un peu, on s’aperçoit qu’a lieu un échange sémantique réciproque, un entre-lieux, un mouvement de boucle d’aller-retour qui forme un 1+2=3.


Cependant il manque l’acteur, qui constate, active. Se forme alors un environnement, ou une diégèse dans un cadre cinématographique. Le support n’est plus seulement un plateau mais une sorte de forme fermée où la scène résonne et fait vibrer cette «boîte».


L’acteur devient peu à peu interacteur, tant sa forme marque l’environnement et tant son corps est traversé par la boîte médium.


Celui-ci fait alors l’expérience des phénomènes acoustiques à chaque boucle d’échange et de rétro-action où se dessine un échange mutuel. Le lien devient réseau, puis système. C’est cette confre-forme de résonance, manifeste de l’acoustique du médium qui révèle les coutures de celui-ci, devient manifeste du monde des échanges où cette situation prend forme.


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[ 3 ] Citton, Yves (2017). Médiarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017, p. 72, ISBN : 978-2-02-134912-2.

Territoire global du média-environnement numérique

Je considère donc le média numérique comme un territoire impliquant une résonance, un système de boucle -loop, une répétition aux travers duquel nous éprouvons l’acoustique de nos outils que nous modifions et qui nous modifient.

« On est passé de media-prothèses, dont la vocation était de prolonger nos capacités sensorielles dans l’espace et le temps, à des media-environnements, dont la nature est de nous immerger dans un univers de vibrations et de résonances. Ce déplacement reflète un changement de perspective, plutôt qu’une évolution chronologique dans la théorie des media. » [ 3 ]

Ce changement décrit dans Médiarchie d’Yves Citton illustre également cette transversalité entre le numérique et le vocabulaire particulièrement sonore de son étude qui aujourd’hui m’apparaît comme nécessaire. Yves Citton tente, tout au long de son ouvrage, de diriger une étude des couches (« stacks ») qui forment notre médiarchie, au travers d’« abstractions sensibles (plis, strates, coupes, modulations, vibrations, résonances, zombies) ». Mais comment travailler à partir de cette sensibilité bouleversé par l’omniprésence de ces medias-environnements ?

Le sujet n’est donc plus souverain de de son environnement mais assujetti à un ordre protocolaire et à des « combinaison de forme pré-standardisées conditionnés depuis l’intérieur de leurs protocoles » [ 3 ]. notationmment sur le web où le design centré «interface-utilisateur» s’auto-génére, centré sur un champ technique et commercial qui maximise l’usabilitée et la rentabilité, dogme selon lequel l’interface se doit être la plus simple possible pour améliorer l’expérience utilisateur. Notre devenir numérique est remise en question par des solutions et templates indifférentes à la taille et aux particularités de l’environnement dans lesquelles elle s’immiscent, et finissent par en régir la médiation.

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[ 4 ] Le Blanc, Benoît. (2014) Francisco Varela : des systèmes et des boucles, Hermès, La Revue, 2014/1 (n° 68), p. 106-107.
[ 5 ] Citton, Y., op. cit.
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Phénomène d’intéractions trans-medium

Je tente donc de revenir à lecture phénoménologique de l’expérience instrumentée, reconsidérer ces « certitudes sensibles ». Je mets donc en place des situations faisant appel à des pratiques hétérogènes (que ce soit web, sonore, ou vidéo...) qui font appel aux mêmes phénomènes, d’acoustique, de pratique, de résonnance, d’immersion dans un entre-deux, où le joueur, dans un état altéré (puisque plonger dans une virtualité) modèle un monde mutuellement avec son environnement. Mais c’est là que se trouve la complexité de ce statut de designer de « situation », prendre en compte les spécificités de chaque composant numérique tout en le comparant et le mettant en tension avec des objets extérieurs au medium de ce même composant. Éviter les pièges de rapprochement superficielle et de délocalisation d’un concept, sans pris en compte de son contexte, sont les difficultés qui apparaissent dans mes tentatives d’un continuum fluide entre les domaines et les medium.

Ce principe de modelage mutuel fait écho au principe d’énaction théorisé par Francisco Varela, qui s’inspire du fonctionnement de la cellule, « elle ne dispose pas de représentation interne ou de carte de son environnement, joue un rôle pourtant identifiable dans le réseau qui l’englobe, et au final agit, s’adapte et se reproduit » [ 4 ]  . Ce sont des chercheurs du CEMU (Centre d’Enseignement Multimedia Universitaire de Caen) qui m’ont introduit la première fois à ce concept du neurobiologiste chilien. Travaillant sur des dispositif d’accès au web pour les non-voyant, ils proposent, contrairement à des programmes de synthèses vocales coercitives pour l’utilisateur, une approche multi-sensorielles héritée du principe d’énaction, comme en témoigne un extrait d’un entretien que j’avais mené au CEMU en 2017 avec Pierre Beust, et Fabrice Maurel, respectivement directeur et professeur au CEMU.

« [Pierre me raconte ici une expérience où un dispositif accroché aux dos de non-voyants envoie des signaux sensorielles à partir de caméra filmant le match de base-ball auquel ceux-ci participent] Si la caméra est posée et que le non-voyant est à coté, son apprentissage plafonne très vite, si le non-voyant manipule la caméra pendant qu’il perçoit ce que donne la caméra, l’apprentissage augmente. Il apprend en agissant. Ton action n’est possible que par la perception et la perception n’est pas déconnecté de l’action. » L’énaction s’inspire du fonctionnement de la cellule, qui, comme l’a dit Pierre Beust, « a un comportement adaptatif en fonction de son environnement, où elle défend son unité dans les perturbations de l’environnement, c’est à la fois en se défendant dans ces perturbations qu’elle agit en tant que cellule. »

On agit quand on perçoit, et on perçoit simultanément à l’action, et non au préalable. Une quantité limité d’actions amène donc à une perception restreinte et dictée, au contraire un large champ d’interaction permet donc de rendre intelligible le medium au travers d’un couplage perception/action multiple sur l’environnement. Dans le cadre de leur recherche, les membres du CEMU ont décidé de ne pas s’appuyer sur des fragments données dans un ordre temporel (comme le ferait une synthèse vocal), mais de donner la possibilité d’une appréhension de la structure visuelle du document web au travers d’une prothèse. Muni d’actionneurs vibrants et thermique qui réagissent à l’élément ciblé, la main se déplace sur la surface tactile d’une tablette. Cette proposition offre selon moi une manière de ressentir les écart de structuration d’un dispositif au moyen d’un vagabondage sur le support, offrant des possibilités de singularité lors des itérations de ces boucles d’interaction.

Le projet répond ici à une situation d’handicap mais amène à se questionner sur les dispositifs pour les voyants pour dépasser l’aspect visuel afin de faire appel à d’autre modalités sensorielles. Un territoire de recherche qui se questionne sur la pérennité de nos existences individuelles et nos sensibilités (de notre « devenir singulier » pour reprendre les termes d’Yves Citton [ 5 ] ), dans sa diversité, ses particularités et son idiorythmie.

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[ 6 ] Maudet, Nolween. (2017, 11 décembre). Designing designtools. Thése supervisée par Wendy Mackay et Michel Beaudouin-Lafon à l’Université Paris-Saclay.
[ 7 ] Définition wikipédia de « substrat » 
[ 8 ] Masure, Anthony (2017). Essai Design et humanités numériques. Paris, B42, collection « Esthétique des données ». Ouvrage publié avec le concours de l’université Rennes 2, préface de Nicolas Thély.

Revenir à des problématiques de design

Nolween Maudet, chercheuse en design, propose notationmment un nouveau type d’outil de design nommé « Substrats graphiques »  [ 6 ] (« Sub - Strate » une infiltration par l’intérieur, traversant les couches stratifiées). Un substrat en philosophie est « ce qui sert de support, ce sans quoi une réalité ne saurait exister »  [ 7 ], et, de manière complémentaire, le substrat en biochimie définit la « substance sur laquelle agit un enzyme en déterminant sa transformation »  [ 7 ]. Une nouvelle définition pour ne pas prendre le phénomène de l’expérience inhérente au medium comme acquise, toujours en étudier les ressorts et multiplier les situations au sein de substrat instrumentée. L’art sonore, les théories de l’interaction numérique et le principe d’énaction esquisse une utopie d’un corps intense traversé, de l’individu habitant un réseau, comment se réapproprier cette phénoménologie pour en faire une nouvelle dogme pour créer, modifier et repenser nos medias-environnements ? Provoquer le « doute » de Perec dans un cadre numérique, un entre-deux mouvant et modulaire ?

Pour tenter de répondre à cette problématique s’est progressivement dessiné cette volonté d’articuler cette fiction écrite en un ensemble de parties/fragments décrivant une même situation, un même phénomène d’interaction du point de vue de diffèrent concepts, de différents angles (« La découverte », « La transformation », « L’habitat », « Rythme et séquence »…), comme pour transposer quelque un contenu dans des modalités plurielles. Une tentative (peut-être vaine) de donner à voir et à jouer un ensemble non-chronologique pour ne pas imposer un montage coercitif. Jouer le montage dans la navigation.

Ce texte fut utilisé dans une installation de deux écran juxtaposés, l’un affichant le texte à la manière de sous-titre, phrase par phrase, l’une disparaissant pour en afficher une autre. Une première ligne de ce texte en caractère latin et la seconde (la dans un caractère typographique non-latin qui transposait chaque lettre en un système d’écriture inspiré de musicien.nes des années 60 ayant une pratique se rapprochant de la musique concrète et acousmatique. Le deuxième écran affichait des images 3D alternant entre un territoire rocheux avec un plan fixe qui évolue lentement, et un organisme corailleux naissant qui grandit et se stabilise puis reprend sa force de cocon. Les deux écrans affichaient deux vidéos de durées différents, provoquant un ensemble diffèrent à chaque itérations.

Quelques mois plus tard une seconde version de ce texte fut utilisé dans un site internet 3D, disposant aléatoirement sur la surface d’un territoire rocheux argenté des duos caractères de la typographie non-latine citée précédemment, où chaque assemblage de deux signe correspondaient à une partie du texte et émettaient un enregistrement en boucle de la lecture de chaque partie de ce texte.

Ces deux dispositifs distincts m’ont permis d’expérimenter deux manières d’agencer autour d’un même phénomène de juxtapositions d’élèments, qui, une fois les liens tissés entre eux, permettaient de créer un environnement. Mais ici se manifeste cette frontière ambiguë entre un projet que l’on donne à voir et compréhensible (« ludique »), et un territoire que j’ai moi-même instrumenté pour qu’il se donne à conquérir, se manifestant au travers d’une forme d’abstraction de l’usage et du sens (dû par la multiplicité des choix et les affordances troubles de l’objet). Plus simplement, c’est l’idée qu’en tant de designer je tente de ne pas être, d’une, du côté d’un design faussement participatif où je donnerais les pièces d’un puzzle que j’aurais moi-même confectionné, et de deux, que l’interacteur ne soit pas considéré comme sujet de l’expérience face à un dispositif qu’il ne puisse pas cerner. Anthony Masure  [ 8 ] dans son livre eDesign et Humanités Numériques distingue notationmment le sujet de la subjectivité, ce premier terme appelle à un constat plus statistique où l’individu, sans identité, fait sujet dans le cadre de cette recherche ontologique. Tandis que la subjectivité désigne plus des façons d’être au monde, une production des modes d’existence dans ce processus où l’individu se forme. Redéfinir le « sujet computationel » comme une existence collective et individuelle hybride, qui donne des espaces de libertés pour l’ontophanie de l’interacteur (plutôt qu’un utilisateur ou un sujet). Redéfinir le lexique du design centré utilisateur pour prendre le contre-pied du capitalisme cognitif.

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[ 9 ] Panhuysen, Paul. Description de son CD Long String Installations (3Lp) par Soundohm
[ 10 ] Paul Panhuysen, Mikado, Art and behaviour, Amsterdam, The Nethderlands, factory Building. 5/3/1983
[ 11 ] Visualisation du projet d’interface du Xanadu, système d’information permettant le partage instantané et universel de données informatiques formulé par Ted Nelson, sociologue américain en 1965.
[ 12 ] L’effet Koulechov dans Wikipedia.

Ouverture

Pour finir, j’aimerais simplement étudier deux projets issus de domaine diffèrent, tout d’abord Paul Panhuysen  [ 10 ] , artiste sonore et de l’autre, le projet Xanadu, né dans les années 60 et porté par le sociologue Ted Nelson, qui portait sur la mise en place d’une interface numérique affichant les liens hypertextuels entre des documents disposés dans un espace 3D.

Paul Panhuysen étudie le son, les mathématiques et le hasard au travers de ses Long String Installations, « qu’il joue en concert ou qu’il fait jouer dans des expositions […]. Ces installations, présentées en milieux ouverts ou fermés, utilisent les propriétés physiques et les particularités architecturales. »  [ 9 ] . Ces installations sont réalisées spécifiquement pour les lieux dans lesquelles celles-ci prennent place, des fils tissés qui produisent du son et le propagent jusqu’à relier les deux extrémités, résonnant dans l’acoustique du lieu. Particularités qui font des ces œuvres des pièces sonores, pièces sonore car tout d’abord la pièce amputé, l’extrait d’un tout, d’un réseau. Puis la pièce espace, le contenu qui résonne dans le contenant pour en révéler les aspérités, les coutures. Cette résonance dépasse l’aspect fictionnel, elle ne peut être que véritable et manifeste de son utilisation, elle révèle la réalité d’un réseau et d’un dispositif. Paul Panhuysen permet également dans certaines installations aux personnes présentes de jouer.

Le projet Xanadu  [ 11 ] a permit de formuler l’hypertextualité et l’enchevêtrement d’un contenu dans un autre, visible ici via la schématisation de liens en pointillés entre des pages de textes dans un espace en trois dimensions. Ces projets traitent donc de plusieurs notions précédemment citées, de résonance, de « contamination sémantique »  [ 12 ] entre les éléments au sein d’un territoire formé par la relation des termes et la relation elle-même.

« Interface » et « pièce sonore», ces deux projets partagent donc des phénomènes propre à leur médium, phénomènes pourtant commun dans leur fonctionnement. La constitution d’un territoire aux problématiques immanentes de sa pratique, un territoire défini en fonction des phénomènes qu’il pourrait provoquer plutôt qu’un usage déterminé. L’interacteur se retrouve donc comme manipulateur et interagit avec ce substrat par différentes dimensions perceptives et motrices, pratique cette fiction et en devient acteur, témoin et la résout. Un phénomène qui se répète dans un espace où chaque occurrence se modifie en fonction des présences, une structure qui se construit sans cesse, un modelage mutuel.

La volonté de travailler autour d’un environnement implique de manipuler et de jouer de cette notion qui apparaît dès lors qu’on décide d’agencer différents éléments dans l’espace, créant un territoire, un environnement. La présence physique de l’interacteur qui se meut dans l’espace et devient parti prenant du tissu de lecture formé par ce réseau d’éléments humains, matériels, visuels et sonores. Cette notion de territoire implique donc la présence d’une corporéité, d’un habitat dans la fiction que je tente de provoquer.